Photo Club ASPTT Tulle

   

 

 

 

 

 Un pas de côté pour réfléchir à nos pratiques n’est pas du temps perdu, c’est même une recherche nécessaire en paraphrasant Marcel Proust.

Christine photographiée par Ralph Gibson en 1974.

Ecrire sur la photographie, c’est écrire sur le monde dit Susan Sontag

Susan Sontag  se penche déjà en 1973 sur les problèmes esthétiques, moraux, politiques que posent toutes  ces images produites quotidiennement  en quantité incroyable.

Elle analyse l’activité photographique  depuis ses débuts nous entraînant dans la grande aventure  humaine qu’elle représente.

Des Etats-Unis à l’Europe, elle aborde les créations des grands noms qui ont laissé leur empreinte : de Fox Talbot à Henri Cartier-BOGRAPHIQUEresson, en passant par Alfred Stieglitz(et Georgia O’Keeffe), Diane Arbus, Eugène Atget, Edward Weston ou Nadar. Mais que fait plus exactement la photographie ?

Que voit le photographe d’un côté, que voit le regardeur de l’autre ?

Selon quels critères juge-t-on une belle ou une bonne photo ? Peut-on accorder le statut d’art à une telle activité ?

Que nous renvoie cette image qui semble si facilement (ou pas) se substituer à la réalité ?

Depuis de nombreuses décennies, ces questions hantent la photographie.

Depuis 1839, date de l’invention de la photographie, son développement s’est avéré exponentiel, imposant un nouveau rapport au monde.

Nouveau code visuel, celle-ci est devenue un objet que l’on peut transporter, stocker et collectionner.

« Collectionner des photographies, c’est collectionner le monde »

Photographier, c’est explorer le monde et le reproduire.

C’est s’approprier l’objet photographié, entretenir un rapport de savoir et de pouvoir avec le monde.

Si dans les premiers temps le photographe était considéré comme un simple observateur qui laissait l’appareil voir, intervenir et créer des images impersonnelles, très rapidement la présence d’un « regard photographique » s’imposa.

Car les photos ne se contentent pas d’enregistrer le monde, elles l’interprètent. Cette nouvelle façon de voir souligne la capacité de chacun à découvrir la beauté dans tout ce qui l’entoure.

Les photos, notamment celles à vocation utilitaire ou documentaire, sont de véritables sources d’information.

Lorsqu’elles se mettront à utiliser le livre comme support, elles s’assureront longévité et immortalité.

La particularité de l’art photographique réside dans sa capacité d’ajuster l’échelle du monde : on peut en effet réduire une photo, l’agrandir, la recadrer ou la retoucher.

Durant le XXe siècle, l’appareil photo n’a cessé d’améliorer ses performances, devenant ainsi de plus en plus facile d’accès et d’utilisation. Démocratisée, l’activité photographique est devenue un besoin, notamment celui de transformer le vécu en une façon de voir. À tel point que vivre un événement et en prendre une photo sont devenus une seule et même chose.

L’entreprise photographique a beaucoup œuvré pour ouvrir le monde à un nouveau regard.

Son histoire n’est certes pas marquée par de grands mouvements tels qu’on peut en recenser en littérature ou en peinture, mais elle demeure à l’affût de toute découverte.

Susan Sontag évoque ses grandes figures et ses grands moments : des images idéalisées de ses premières décennies à l’objet de divertissement et de consommation qu’elle deviendra dans les années 1970, en passant par l’orientalisme des années 1850, par la vogue du portrait familial lancée par John Thomson vers 1880, ou par la grande époque des gros plans de 1920 à 1935 notamment avec Paul Strand

Non seulement la photographie reproduit la réalité, mais elle est la réalité.

Elle reproduit et recycle le réel. Sa vocation est liée à son attachement au réalisme.

Pour Berenice Abbott le réalisme est l’essence même de la photographie.

Ainsi, elle peut s’accommoder de tout style et de tout sujet. Elle « nous montre la réalité comme nous ne la voyions pas auparavant »

L’appareil photo nous révèle une réalité cachée. Le réalisme photographique se définit par rapport à ce que l’on perçoit « réellement » et non plus par rapport à ce qui est « réellement ». Les photos deviennent des traces du réel, elles n’en sont pas seulement une interprétation et une image. En emprisonnant une réalité inaccessible et périssable, elles la prolongent et sont ainsi capables de s’y substituer. Si l’on ne peut pas posséder la réalité, on peut néanmoins posséder des images. La photographie a fait du monde un grand magasin ou un musée à ciel ouvert, et les gens se sont mis à consommer de la réalité.

Certains photographes cherchent à rendre compte d’un réalisme social.

Ainsi, en 1911 August Sander dressa le portrait de la nation allemande à travers la réalisation d’un catalogue photographique.

À la fin des années 1930, Walker Evans et Dorothea Lange participèrent à l’entreprise photographique de la Farm Security Administration conçue comme une « enquête en images sur les zones rurales et leurs problèmes ».

La photographie est souvent considérée comme le plus réaliste des arts imitatifs. Bien des photographes s’assignent la tâche de conserver les traces d’un monde sur le point de disparaître. En collectionnant le passé, ils ont fait du passé le plus surréaliste des objets. Les premières photos à manifester le surréel datent des années 1850 lorsque les photographes ont commencé à arpenter les villes pour capturer des moments de vie.

Car ce qui demeure le plus irrationnel et le plus mystérieux dans une photo, c’est le temps. Dans les années 1920, le surréalisme a commencé à investir les arts, notamment la photographie. Celle-ci constitue alors pour les membres du groupe le seul art surréaliste par nature.

Le surréalisme, qui prône l’accidentel et l’inattendu, se trouve au cœur même de l’entreprise photographique.

 C’est d’ailleurs une photo de Man Ray qui représente le mieux la rencontre fortuite de la machine à coudre et du parapluie de Lautréamont.

Les images idéalisées des premiers temps de la photographie ont fait découvrir la beauté : une photo était belle si elle provenait de quelque chose de beau.

Mais les photographes se sont rapidement aperçus que si les photos créent la beauté, dans le même temps elles l’épuisent.

C’est ainsi qu’aux alentours de 1915-1920, succède une autre conception de la « belle » photo. Celle qui s’intéresse aux sujets ordinaires, ternes et insipides.

Ce nouveau regard a modifié les définitions de la beauté et de la laideur en adéquation avec les revendications de Walt Whitman qui proposait de dépasser les différences entre le beau et le laid, de généraliser la beauté plutôt que de l’abolir.

En 1915, la photographie d’Edward Steichen représentant une bouteille de lait dans l’escalier d’un immeuble populaire en reste une des premières illustrations.

Mais à partir de la Seconde Guerre mondiale, pour nombre de photographes américains, ce précepte semble érodé : « Quand vous photographiez des nains, vous n’obtenez pas la majesté et la beauté. Vous obtenez des nains »

Le programme de Whitman, dont la volonté était bien d’unir l’artiste à la nation, connut un dernier sursaut lors de l’exposition « La Famille humaine », en 1955. Réunissant 503 photos de 273 photographes de 68 pays, elle avait l’ambition de prouver que l’humanité est « une » et que tous les êtres humains sont beaux à voir.

Avec ses monstres, ses phénomènes, ses parias et ses victimes, l’œuvre de Diane Arbus s’inscrit à contre-courant de ce précepte.

En réaction contre le bon ton et le beau, la photographe donne à voir le laid, cherchant la faille en chacun. Elle montre des gens pathétiques, pitoyables et repoussants. Il est certain que pour elle l’humanité n’est pas « une » et qu’il y a un autre monde tout près de nous.

Pour Edward Weston, la beauté est subversive et elle va de pair avec l’ordre.

Selon lui les photos doivent avant tout être belles, de composition harmonieuse et être techniquement parfaites. Les générations qui ont suivi celle de Weston ont délaissé la beauté pour se tourner vers le désordre et privilégier la vérité.

Mais la photographie a démocratisé la notion de beauté et continue malgré tout de créer du beau. On peut tout autant admirer la beauté qui relève de la maîtrise technique de Weston que celle des mauvais cadrages des photos de Jacob Riis.

À ses débuts, la photographie n’avait pas de véritable fonction sociale, elle demeurait une activité gratuite et artistique alors même qu’elle ne se définissait pas en tant qu’art.

Pour cela, il faudra attendre son industrialisation. La relation entre photographie et art a toujours été au centre de nombreux débats.

Mais selon Susan Sontag, cette question n’est qu’un leurre, car la photographie est désormais totalement intégrée à l’art moderne.

Elle tient d’ailleurs à rappeler qu’au départ celle-ci était avant tout, au même titre que le langage, un matériau à partir duquel se créaient des œuvres d’art.

Cependant la question s’est longtemps posée de savoir si la photographie pouvait prendre place parmi les beaux-arts ou si elle n’était pas qu’une simple technique, un instrument de la science ou un commerce.

En effet, l’activité photographique est généralement identifiée en deux catégories : d’un côté la photographie documentaire, de l’autre la photographie artistique.

La même distinction est couramment établie entre la photographie professionnelle et la photographie amateur.

Mais c’est surtout son entrée au musée qui a marqué sa véritable consécration artistique.

Dès lors, conservateurs et historiens se sont mis à la considérer. Elle a fait l’objet d’expositions y compris dans les galeries. Et cette reconnaissance n’a fait qu’accélérer le processus de la valorisation de ses œuvres.

Les conflits entre photographie et peinture participent de cette question de l’art photographique.

« Le peintre construit, le photographe révèle ».

Très tôt le parallèle entre les deux disciplines a été établi et leurs relations ont immédiatement été à l’origine de débats, voire de combats.

Pour Baudelaire, la photo reste l’ennemie mortelle de la peinture. Elle la parasite et l’affaiblit.

Depuis les années 1840, peintres et photographes sont soumis à des influences réciproques les plaçant en concurrence.

En 1909, Stieglitz reconnaît l’influence de la photographie sur la peinture notamment sur les impressionnistes et les cubistes. Il est cependant couramment admis que la photographie a plagié la peinture, mais en usurpant la tâche de la représentation réaliste du peintre, elle l’aurait libérée de ce carcan, lui permettant alors de se consacrer à l’abstraction.

Pour Weston, la photographie demeure une expression supérieure à la peinture.

En 1930, il écrivait à ce propos que « La photographie a ou va aboutir à anéantir une grande partie de la peinture, ce dont le peintre devrait se montrer profondément reconnaissant » .

En tant que réalités matérielles, les images photographiques agissent sur notre rapport au temps.

Les sociétés modernes produisent et consomment des images. Les images ont le pouvoir d’anesthésier et de paralyser.

Ainsi, un événement que l’on découvre à travers des photos peut provoquer un choc et lui conférer un surcroît de réalité. Susan Sontag confie avoir vécu une telle expérience le jour où elle vit les photographies de Bergen-Belsen et de Dachau pour la première fois.

Mais si nous regardons souvent ces images alors l’événement perd de sa réalité.

Dès 1843, Feuerbach annonçait que son époque préférait l’image à la chose, la copie à l’original, le paraître à l’être.

L’image demeure également une histoire de culture. Alors que dans les sociétés occidentales la photographie est liée à un mode de vision discontinue, en Chine elle ne peut avoir un lien qu’avec la continuité.

Ainsi, les sujets photographiés doivent être convenables ainsi que les façons de photographier doivent l’être.

Les gros plans et les détails ne font pas partie des pratiques. Les idées d’ordre moral excluent toute notion de vision photographique. Les photos personnelles sont des instantanées, aucune n’est spontanée. Le sujet n’est pas saisi en mouvement, car l’image est considérée comme quelque chose qu’on peut dérober à l’autre.

Ainsi, prendre une photo reste lié à la tradition de la pose autrement dit du consentement.

« En Chine, une image est vraie quand elle est bonne à montrer au peuple ».

Prendre une photo certifie le vécu et le convertit immédiatement en « souvenir ». Elle est une preuve que ce moment a existé et continue d’exister sous une autre forme.

Dès lors une relation particulière s’établit entre le présent et le passé, entre la présence et l’absence, entre la vie et la mort.

En Amérique, le photographe est celui qui fixe le passé et l’invente.

Berenice Abbott explique qu’à travers le regard du photographe, « le maintenant devient du passé ».

En un instant le présent se transforme en passé et la vie en mort. L’appareil photo relève et révèle l’usure de la chair, soumet notre regard à la réalité du vieillissement et dresse l’inventaire du dépérissement.

La photo de portrait est totalement habitée par le lien entre la photographie et la mort.

La photographie archive le passé et nous invite à vivre différemment le présent.

Dès son premier essai, « Dans la caverne de Platon ». Susan Sontag s’interroge sur la relation que les images entretiennent avec la réalité.

Une relation inaltérable et fragile à la fois.

Bibliographie

Ouvrage recensé– Susan Sontag, Sur la photographie – Œuvres complètes I, Paris, Christian Bourgois, coll. « Titres », 2008 [1977 aux États-Unis].

Ouvrages de même auteure– Notes on « Camp », New York, Partisan Review, 1964.– En Amérique, Paris, Christian Bourgois, 2000. [1999 aux États-Unis]– Renaître : journaux et carnets (1947-1963), Paris, Christian Bourgois, 2010.

Autres pistes :

Roland Barthes, La chambre claire. Note sur la photographie, Paris, Cahiers du Cinéma/Gallimard/Seuil, 1980

John Berger, Comprendre une photographie (préface de Geoff Dyer), Genève, Héros-Limite, 2017

 Edmond Couchot et Norbert Hillaire, L’Art numérique. Comment la technologie vient au monde de l’art, Paris, Flammarion, coll. « Champs arts », 2003

 David Rieff, Mort d’une inconsolée : les derniers jours de Susan Sontag, Paris, Climats, 2008

X L juin 2023

Les Halles vues par Jean-Claude Gautrand en 1964

Image de Bernard Descamps, texte de Dominique A 
Éditions Filigranes 2015
Exposition Jeu de Paume Tours 2022